Consommer local, agir global : quelle capacité ont les territoires pour assurer notre autonomie alimentaire ?

Février 2020

Par Léonie Varobieff, Philosophe


 

Lorsqu’il s’agit de responsabilité alimentaire, le premier pas qui semble devenir progressivement une évidence pour la majorité des citoyens, consiste à manger local et de saison. Avant même de penser aux conditions de production (agriculture biologique, labels de qualité) ou à l’équité financière (commerce équitable), il apparaît comme simple et légitime de préférer un produit qui pousse naturellement en cette saison et proche de chez soi.

 

L’autonomie alimentaire est devenue un objectif, une tendance, une orientation de plus en plus forte, que ce soit dans la restauration à domicile comme dans les restaurants commerciaux et collectifs. Partout des AMAP(1) semblent s’être développées, des associations comme “La Ruche qui dit oui”(2) ont vu le jour et nombreux sont ceux qui parlent de locavorisme ou de circuits-courts.

 

Trois questions s’imposent dès lors à nous. Tout d’abord, cette orientation sociétale est-elle effectivement souhaitable et en quoi exactement ? D’autre part, au regard de cette volonté, que peut-on dire de l’état de l’autonomie alimentaire des territoires français aujourd’hui ? Enfin, cette démarche d’autonomisation est-elle possible, et si oui dans quelle mesure ?

 

Doit-on souhaiter une relocalisation agricole ?

La limite de quantité, de diversité ou les difficultés de gestion des approvisionnements sont des arguments entendables en faveur d’une alimentation non locale. Il reste pourtant qu’ils se heurtent au problème de la durabilité de ce modèle.

 

Sur le plan social, économique comme environnemental, ils ne résistent pas dans le temps : la connaissance des produits et des milieux, la transmission des savoir-faire, la qualité relationnelle sont extrêmement réduits dans un approvisionnement non local. Les inégalités de richesses mondiales perdurent voire se creusent, et les ressources naturelles s’effondrent, la production court-termiste négligeant la capacité de résilience des territoires. 

Si de nombreux arguments nous conduisent à le favoriser, le local ne possède pourtant pas de définition claire. Il est d’usage de le penser comme équivalent à une circonférence de 100 km autour de la ville en question, mais aussi de se le représenter comme régional, départemental ou encore en territoire limitrophe. Ce relativisme nous invite sans doute à préférer le définir en fonction de la capacité de production du territoire, restreint si celui-ci est susceptible de développer une production riche et variée, ou plus étendu si ses caractéristiques ne le permettent pas. Favoriser les faibles distances plutôt que s’en tenir aux frontières départementales ou régionales apparaît également comme un questionnement essentiel à un achat durable.

 

Quels que soient ses critères exacts, il est incontestable qu’une relocalisation possède de nombreux avantages. Se nourrir et s’approvisionner localement permet de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, ainsi que tous les problèmes de risques et pollutions associés aux transports (bateau, avion, camion etc.). Cela implique de rétablir un lien social de confiance et induit une relation financière plus directe donc responsabilisante.

 

Elle permet également de réduire notre situation de vulnérabilité et de dépendance vis-à-vis de matières premières nécessaires à notre vie. Car derrière l’ambition de consommer local et de saison, s’exerce la volonté de prendre notre santé en main et d’être autonome quant à notre existence. Savoir ce que l’on mange, pouvoir le produire ou l’acheter directement soi-même, revient ainsi à disposer d’une certaine maîtrise, un pouvoir à la fois pour son propre corps et sur l’organisation sociétale. Acte intrinsèquement politique, il impacte l’économie, les relations humaines et la qualité environnementale. Il nous faut donc bien souhaiter un changement de modèle alimentaire. Mais qu’en est-il aujourd’hui, depuis que nous nous exprimons en faveur d’une agriculture et d’un approvisionnement local ?

 

Quel est l'état de notre autonomie alimentaire en France ? 

42% des Français disent acheter systématiquement ou presque des fruits et des légumes de saison, 56% disent acheter régulièrement des produits locaux(3) et nombreux sont ceux qui valorisent cette transition. Pourtant, dans les faits, notre modèle d'approvisionnement est bien différent.

En analysant les 100 plus grandes villes françaises, de Paris à Epinay-Sur-Seine, notre autonomie alimentaire moyenne est de 2%. Autrement dit, 98% du contenu des aliments consommés localement sont importés.

 

Avignon est la ville de France la plus autosuffisante avec 8,1 %, suivie de Valence, Nantes, Angers, Saint Brieuc et Brest qui sont entre 6,5 et 6 %. D’autres comme Thionville ou Compiègne, sont quant à elles à moins de 0,2% d’autonomie alimentaire (4).

Si 98% de l’alimentation est composée de produits agricoles « importés » alors que dans le même temps 97% des produits agricoles locaux sont « exportés », l’autonomie alimentaire est loin d’être en vue de se généraliser. En moyenne, les habitants de ces aires urbaines consomment chaque année pour seulement 15,5 euros de produits agricoles locaux (5).

 

Ce qui nous semble être en passe de devenir une nouvelle norme n’a donc pas encore de réalité tangible. Néanmoins, certaines initiatives témoignent d’une volonté et surtout d’une faisabilité encourageante.

 

Enfin, la préférence pour les produits locaux et la question de leur disponibilité ne doit jamais invisibiliser la question essentielle de la qualité. Pour chaque acteur (consommateur ou responsable de restauration), cette “qualité” nécessite une définition rigoureuse pour servir de critère de choix. 82% de l’élevage en France reste “intensif” et la consommation de bœuf impacte 8 fois plus que la volaille le réchauffement climatique (6). Les impacts écologiques, sociaux et sanitaires, ainsi que les problèmes éthiques que l’élevage suppose quant aux conditions d’existence animale ne permettent donc par exemple pas de considérer qu’acheter simplement de la viande locale, dans son département ou sa région, relève d’une consommation responsable.

 

Alors l'autonomie alimentaire est-elle possible ?

Oui, mais pour chacun différemment. Les territoires et les besoins sont inégaux, de sorte qu’il n’est pas possible à partir du constat actuel d’envisager une relocalisation agricole totale et pour tous.

 

Selon l’étude nationale réalisée en 2017 par la société de conseil Utopies (7), “le potentiel agricole local des 100 premières aires urbaines pourrait couvrir plus de 54% des besoins agricoles”. Cette moyenne contient donc des disparités, dont les territoires doivent avoir conscience pour se fixer des objectifs atteignables.

 

Si Angers ou Pau peuvent approcher les 100 % d’autonomie, Strasbourg ne peut espérer qu’une autonomie de 60% environ, Marseille 14% et Paris 7% au regard des capacités agricoles de leurs territoires. L’objectif pour chacune de ces villes consisterait donc plutôt à être dans une démarche constante et continue de progrès vers l’autonomie alimentaire qu’à son obtention totale pour toutes.

 

Pour ce faire, différents leviers d’actions sont nécessaires. Parmi eux, l’organisation des filières demeure une priorité. Partout, et notamment en restaurant collectif, les approvisionnements conséquents doivent faire l’objet de nouveaux partenariats repensés, ainsi que d’une formation renouvelée des équipes de cuisine pour accroître leur capacité à travailler avec des produits bruts, non normés et s’adapter aux aléas de la production locale. Les producteurs quant à eux doivent être encouragés à vendre localement et à diversifier leurs productions, remplaçant les monocultures par des polycultures à mêmes de répondre aux besoins de diversité des consommateurs comme des équilibres écosystémiques des milieux.

 

Enfin, si une consommation entièrement locale n’est pas envisageable, la première réponse n’est évidemment pas le recours à des aliments issus du commerce mondial, dont la provenance et les méthodes de production ne sont pas questionnées. L’autonomie alimentaire ne consiste jamais en un enfermement territorial. Il ne serait pas pertinent de faire pousser des tomates sous serres chauffées pour qu’elles soient locales et décliner celles de nos voisins qui possèdent des températures naturellement plus favorables à la production de ce produit. Favoriser nos proches voisins, que ce soit nationalement ou internationalement, permet de rationaliser nos achats à partir de critères responsables. Quant à certains produits spécifiquement régionaux, l’export à d’autres régions constitue une richesse relationnelle et culturelle qu’il ne s’agit pas d’exclure mais de toujours questionner. La volonté d’autonomie ne relève pas de l’isolement mais de l’ouverture à l’autre, à condition de conscientiser la valeur de l’aliment produit grâce au savoir-faire d’autrui et à la richesse des autres territoires, considérant ainsi sa rareté comme les impacts nécessaires à son acheminement.

 

En conclusion...

Les enjeux d’autonomie alimentaire affectent grandement nos modes de vie. Notre façon de nous nourrir demeure le premier témoignage du rapport que nous souhaitons entretenir avec le vivant. A travers nos choix alimentaires nous opérons un choix de vie, pour soi et pour les autres. Nous déterminons notre santé globale, personnelle, sociale, environnementale et politique. Nous décidons du type d’existence que nous souhaitons avoir et du type de relations que nous voulons entretenir. C’est pourquoi être autonome sur les aspects alimentaires demeure un enjeu primordial. S’il nous faut tendre rigoureusement et efficacement cette autonomie alimentaire, le fait qu’elle ne puisse être totale pour tous nous invite à diversifier notre représentation de la qualité. Les modes de productions respectueux des écosystèmes, la maximisation du bien-être animal ou encore l’équité financière sont, parmi d’autres, des sujets sur lesquels porte notre responsabilité. La réflexion s’étend donc bien au-delà du seul critère du local et de la saisonnalité, bien qu’ils soient incontournables et nécessaires. Quel que soit l’orientation et les critères privilégiés, être capable de choisir, là où nous sommes, ce que nous voulons faire et être, ce à quoi nous nous engageons à répondre quant à notre responsabilité est bel et bien une volonté à saluer. 

 

(1)        AMAP : Association pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne

(2)        La Ruche qui dit oui : Entreprise Solidaire d'Utilité Sociale (ESUS) permettant l'accès des consommateurs aux produits locaux et de saison.

(3)        Sondage IPSOS 2016, réalisé pour la Fondation Daniel et Nina Carasso

(4)        Note de position 12 du rapport Mai 2017 de la société d'analyse et conseil française "Utopies".

(5)        FAO, Rapport, Tackling climate change through livestock, 2016.

(6)        Ibid.

(7)        Ibid.